Alors que la mode évolue, la bulle spéculative du marché de la sneakers, qui a vu des modèles à des prix déraisonnables et des millions de paires surpayées, par appât du gain, devrait éclater cette année.
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Il existe une paire de sneakers qui a été vendue il y a moins de deux ans, en avril 2021, pour l’incroyable somme de 1,8 millions de dollars. Il s’agit d’une paire de Nike Yeezy 1 de 2008 du rappeur Kanye West, qui la portait lors de la cérémonie des Grammy Awards 2008, au cours de laquelle l’artiste performait l’un de ses principaux tubes “Stronger”, avec le mythique duo français Daft Punk comme partenaire de show. Un moment d’histoire, incarné dans une basket, qui dépassait il y a deux ans le record détenu par une paire de Nike Air Jordan 1, vendues 615 000 dollars lors d’une vente de la maison Christie’s, mi-août 2020.
Depuis, plusieurs facteurs ont probablement influencé la cotation du modèle, mais le principal d’entre eux est la récente disgrâce du rappeur de Chicago, banni par tous ses partenaires pour ses sorties que l’on qualifiera poliment de “douteuses”. Sans refaire l’histoire, ou faire le procès de “Ye”, on peut sans nul doute supposer qu’une paire dont la valeur principale fut d’avoir été la sienne, a vu sa valeur plonger depuis que Kanye West est devenu “L’indésirable n°1”, ou “Celui-dont-on-ne-doit-pas-prononcer-le-nom”, comme semblent le montrer des publications ou des classements où son nom n’est même plus inscrit, laissé vide, comme dans celui de Last.fm :
Mais il n’y a pas que les fracas chaotiques d’une égérie qui influent sur les cotes d’un produit. Et dans le cas du marché de la sneakers, c’est un phénomène bien plus profond qui est à l’oeuvre en ce moment, et donc en conséquence bien plus inquiétant pour ses investisseurs.
La légende raconte que si Karl Lagerfeld a perdu plusieurs dizaines de kilo à la fin des années 90, début 2000, c’est pour pouvoir porter les costumes cintrés du couturier Hedi Slimane. Il n’est pas abusif de dire que c’est aux passages du français chez Yves Saint Laurent puis Dior que des centaines de millions de personne à travers le monde ont porté des jeans “slim”, et que l’esthétique “dandy-rock” s’impose à partir du milieu des années 2000 en Occident.
Mais aucune période n’est éternelle dans la mode, et après quelques années, dans le courant des années 2010, le streetwear impose ses lignes, et ses marques. Le jean droit et très large, bleu, s’arrêtant au-dessus des chevilles, prend le pas sur le longiligne slim noir, et les sneakers mettent totalement au placard les bottines et autres chaussures du ville dans le vestiaire homme, et en grande partie dans le vestiaire femme.
Seulement, encore une fois, une lassitude s’opère, bien aidée par une nouvelle génération d’adolescents nés dans les années 2000. Et entre le début de l’année 2021, et la fin de l’année 2022, la bascule s’opère à nouveau, et le streetwear commence à être massivement remisé au placard. De la rue aux boutiques, le style “preppy” ou “BCBG” connait un nouvel essor, la jupe fait son grand retour chez la femme, et la chemise s’impose partout, peu importe le sexe. Un tweet début 2023 ironisait même sur le fait que la mode féminine actuelle est très proche des tenues de Brigitte Macron, femme notoirement bien habillée, mais aux standards très classiques.
Et dans un monde où c’est le style BCBG qui dicte le bon goût, où se trouve la place de la sneakers ? Difficile à dire, et ce d’autant que le spectre de silhouettes proposées par ses principaux acteurs propose des lignes difficilement conjugables avec un ensemble de jupes, de chemises, et de vestes boutonnées. Même avec un look streewear, baggy et t-shirt, la monstrueuse Air Scorpion de Nike était déjà loin d’être simple, mais personne ne peut l’envisager sérieusement dans un style preppy.

Et l’on touche du doigt un problème qui commence à inquiéter les investisseurs de la future bulle “sneakers” comme les marchés de manière plus générale : la sneakers a ses plus belles heures derrière elle, et Nike et Adidas devraient connaitre de vertigineuses pertes de vitesses cette année, et les suivantes.
D’après un rapport du média de référence “Business of Fashion”, après un pic de croissance de 19,5% en 2021, le marché de la sneakers a connu une croissance de seulement 2,7% en 2022, pour un volume de vente de 152,4 milliards de dollars. Et dans les quatre prochaines années, le marché ne devrait plus croitre que de 3,6% par an jusqu’en 2027. Une croissance qui ne tient pas compte des augmentations de prix mécaniques qu’imposent l’inflation à tous les domaines d’activités.
Surtout, il semble que Nike et Adidas aient un colossal problème de stock sur les bras : Nike en détiendrait 9,3 milliards de dollars, et Adidas 6,7 milliards. Et si la rareté a toujours été un vecteur de valeur, dans le marché de la sneakers comme ailleurs, comment un produit en perte de vitesse pourrait-il facilement résoudre une équation de stock excédentaires, sans voir chuter son indice de prix ?
Et si la résistance et la résilience de groupes gigantesques comme Adidas et Nike à la perte de vitesse d’un de leurs nombreux produits ne fait aucun doute, on peut en revanche s’inquiéter pour les milliers d’investisseurs privées qui achètent au prix fort des paires depuis des années, dans une optique de revente avec plus-value.
Car la plus-value aura-t-elle lieu ? Si la sneakers reste un article de mode, mais redescend de son piédestal, massivement supplantée par les mocassins et autres chaussures de cuir, qui viendra surpayer les millions de baskets sur lesquelles d’importants bénéfices étaient attendus ? Qui va acheter les millions de Jordan 1 que Nike distillaient au gré de ventes épisodiques, et qui ont été dans leur écrasante majorité achetées par des investisseurs, souvent via l’usage de robot. Qui va se tourner vers les chimériques Yeezy, alors que Kanye West n’est – presque – plus, et que l’esthétique hier futuriste des modèles pourrait rapidement devenir ringarde ?
En conclusion, tant d’après les chiffres que d’après l’évolution générale de la mode, il est bien possible qu’une bulle spéculative éclate sous nos yeux dans les prochains mois : la bulle du marché de la sneakers.