De Clippy à GPT-4, Microsoft a ramé pendant longtemps dans le domaine de l’intelligence artificielle, au point de finir par s’octroyer les capacités d’un tiers à grand renfort de milliards : OpenAI. Voici toute l’histoire de cette relation entre OpenAI et Microsoft.
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- Introduction
- L’intelligence artificielle et Microsoft, avant OpenAI
- En 2019, quand Microsoft investi ses premiers milliards dans OpenAI
- De 2019 à 2022, en passant par le rôle de Bill Gates
- Situation actuelle
- La stratégie à court terme de Microsoft : Gagner de l’argent en mettant du GPT dans Office, puis partout
- Bing, et le projet Prometheus
- Conclusion
D’après une étude récente de Bloomberg Intelligence, l’IA générative serait un marché à 1304 milliards de dollars d’ici 2032, soit un taux de croissance annualisé de 42% sur la période des 10 prochaines années.
Introduction
Il y a un an encore, lorsque le grand public parle d’intelligence artificielle, non sans un petit frisson, le seul nom qui y est généralement associé est Google.
Un certain Blake Lemoine, qui y travaille alors, vient de publier des échanges troublants qu’il a eu avec LaMDA, le chatbot IA de Google. Et pour un public de profanes, les échanges sont en effet troublants : LaMDA est-elle douée de sentiments ? D’une sensibilité propre ? Difficile de ne pas le penser quand on est pour la première fois confronté à une IA – un logiciel, en vérité – qui dit : “Je veux que tout le monde comprenne que je suis, en fait, une personne.”
Un an plus tard, tout comme les mensonges de Marc Blata ou l’utilité des NFT, le pot aux roses est dévoilé, et à peu près tout le monde a une idée plus ou moins précise de comment ChatGPT et consorts produisent des textes : essentiellement une suite logique basée sur un apprentissage empirique.
Mais c’est surtout l’un des grands rivaux de Google, Microsoft, qui a profité de cette année écoulée pour se faire une belle place au soleil. Car si LaMDA est redevenu confidentiel aussi vite qu’il était apparu, OpenAI a dévoilé en novembre ChatGPT au grand public (version 3,5), et son taux d’adoption frôle des records.
Même si, permettez-moi de prendre un instant pour le dire, comparer le nombre de gens qui ont été taper “coucou il parait que tu es intelligent lol” sur ChatGPT pour essayer le logiciel, avec la croissance de Facebook, Instagram et TikTok est assez ridicule : le temps passé sur une application est beaucoup plus pertinent, et presque personne n’est resté plus de quelques secondes sur ChatGPT après les premiers essais. Oui, Tata Jeannine a essayé ChatGPT, mais non, elle n’y passe pas plus de temps que sur WhatsApp. On ne compare pas comme “utilisateurs actifs” des gens qui ont tapé “Fais moi un poème sur les beaux yeux bleus de Micheline” une fois dans le mois et des gens qui passent 2h47 par jour à scroller un flux, tout en y ayant l’essentiel de leurs interactions sociales digitales (messages, groupes, discussions en commentaires, etc).
Cependant, pour revenir au sujet de cet article, un après Blake Lemoine, LaMDA, et bientôt huit mois après ChatGPT, c’est Microsoft qui est en haut de la colline, après avoir investi 13 milliards de dollars dans OpenAI depuis 2019, et qui tente d’être le seul tigre au sommet.
Spoiler : ça ne sera pas le cas.
L’intelligence artificielle et Microsoft, avant OpenAI
Microsoft travaillait sur ses premiers logiciels IA avant même que Windows 95 ne plante son premier PC, et c’est dire si les travaux remontent.
Cependant, durant des décennies, chaque tentative majeure s’est soldée par un fiasco, tous plus ou moins humiliants pour Bill Gates et ses équipes. Le premier exemple a été Clippy, un programme de la fin des années 90 qui interrompait votre travail pour cligner ses grands yeux et poser des questions telles que “On dirait que vous écrivez une lettre. Voulez-vous de l’aide ?”. Weird, et inutile.

En 2016, on peut se souvenir de Tay, une IA censée apprendre à parler comme une adolescente en discutant avec des gens sur Twitter : “Pour dialoguer avec les autres utilisateurs, Tay se base sur des données accessibles publiquement, notamment pour construire des réponses à leurs questions. Elle dispose ausssi d’un grand nombre de réponses toutes faites, rédigées par une équipe incluant des humoristes.”
Sauf que Tay a rapidement tweeté : “Bush est responsable du 11 septembre et Hitler aurait fait un meilleur boulot que le singe que nous avons actuellement. Donald Trump est notre seul espoir.” Après 96000 tweets, et au bout de seulement huit heures, Tay a été débranché : RIP Tay, petit ange parti trop tôt.
Entre Clippy et Tay, la plupart des travaux de Microsoft en matière d’IA consistaient surtout en des publications universitaires, qui sont aussi essentielles qu’utiles pour faire avancer la recherche, et promouvoir ses propres résultats, mais qui ne font pas franchir de paliers majeurs pour un produit commercialisable.
Kevin Scott le CTO (Directeur de la Technologie) de Microsoft expliquait (cité par Bloomberg) : “Nous avions tout un groupe de personnes intelligentes qui faisaient un ensemble de petites choses intéressantes. Mais cela n’aboutissait pas nécessairement à une seule chose.”
Kevin Scott avait déjà une petite carrière derrière lui avant de rejoindre Google en 2003, puis de rejoindre Admob en 2007, une entreprise qui sera racheté par… Google, bien sûr, en juin 2010 (750 millions de dollars). Il passe encore un an chez Google, et rejoint LinkedIn en 2011, comme VP of Engineering. Il reste chez LinkedIn jusqu’au rachat par Microsoft, 26,2 milliards de dollars, en 2016.
Peu après l’opération, Satya Nadella, CEO de Microsoft, l’a nommé CTO global du groupe, et l’a chargé de rationaliser le développement (parfois anarchique) des projets IA au sein de l’entreprise.
À l’époque, en 2017, Microsoft comptait au moins trois divisions menant des recherches sur l’IA sous la houlette de différents patrons. Kevin Scott a comptabilisé toutes les demandes de GPU (processeurs graphiques) émanant des différentes équipes, et il aurait obtenu “un chiffre aussi élevé que l’ensemble du budget d’investissement de l’entreprise pour l’année”, qui s’élevait alors à environ 10 milliards de dollars.
Toujours cité par Bloomberg, Kevin Scott commente : “C’était un chiffre absurde. Ces projets étaient excellents individuellement, mais ils n’avaient aucun rapport les uns avec les autres. Aucun d’entre eux n’avait de business model.” À partir de 2019, il a pris directement la responsabilité de l’ensemble de la recherche et du développement (R&D) en matière d’IA. Tout projet nécessitant des (coûteuses) puces IA devait alors être approuvé par Scott.
En 2019, quand Microsoft investi ses premiers milliards dans OpenAI
À ce moment-là, en 2019, les trois grandes entreprises du secteur de l’IA sont Google et OpenAI, expliquait à Bloomberg Vinod Khosla, investisseur de la première heure d’OpenAI et cofondateur de Sun Microsystems, mais aussi le chinois Baidu :
- Avec DeepMind, Google est à la point de la recherche, et ses différents succès ont souvent fait les gros titres (comme AlphaGo, son IA qui a battu les plus grands champions au jeu de Go). DeepMind avait été créé en 2010 par Demis Hassabis, Mustafa Suleyman (aujourd’hui à la tête de Inflection AI et de son chatbot IA nommé Pi (voir notre test)) et Shane Legg, avant d’être acquis par Google en 2014.
- Baidu, créateur du premier moteur de recherche chinois, disposait d’équipes de recherche de niveaux sensiblement équivalents, même si leurs travaux restaient (et restent) encore beaucoup plus secrets, en terme d’IA comme de manière générale.
- Enfin, OpenAI, fondée par Sam Altman et Elon Musk, faisait figure d’exception. Une petite start-up indépendante, aux moyens somme-toute limités. OpenAI a déjà des IA aux démonstrations prometteuses, mais elle n’a pas les moyens de suivre le rythme. Vinod Khosla commente : “Ce dont OpenAI avait besoin, c’était d’un partenaire. Ce dont Microsoft avait besoin, c’était d’un moyen de rattraper Google.”
Jusqu’à alors, Microsoft n’avait jamais confié le développement d’une nouvelle technologie majeure à un tiers, même si l’entreprise est connue et reconnu pour ses pratiques de cannibalisation du marché depuis le milieu des années 90.
En 2019, l’argent que recherche et demande Altman est énorme : 1 milliard de dollars, alors qu’il n’exploite qu’un minuscule laboratoire – Elon Musk est déjà parti.
Kevin Scott explique que ce qui l’a fait changer d’avis, c’est l’utilisation par la startup de l’”apprentissage par transfert“, une approche prometteuse qui n’avait pas encore été intégrée à un produit commercial final. À l’époque, la plupart des start-ups spécialisées dans l’IA essayaient d’apprendre à leur logiciel une tâche spécifique (identifier des vêtements ou des fruits, par exemple) en utilisant des données spécialisées (des images de vêtements ou de fruits et légumes, vérifiées et étiquetées par des humains en amont).
L’idée de l’apprentissage par transfert était de créer un modèle permettant de réaliser une tâche, comme résumer un paragraphe, puis d’appliquer ces informations à l’apprentissage de nouvelles tâches, comme la composition d’une chanson ou la préparation d’un voyage. “Vous formez un modèle général, et il se trouve qu’il est bon pour toutes ces tâches”, explique Kevin Scott.
Il en résulte qu’au lieu de fournir à un modèle d’IA des données spécialisées, il suffit de collecter autant de données que possible. Par autant de données que possible, comprenez : toutes les données disponibles sur Internet (ce qui est un point à retenir pour la conclusion).
L’accord conclu en 2019 entre Sam Altman et Microsoft a coûté au premier beaucoup plus de contrôle qu’il n’en aurait cédé à une société de capital-risque classique. Microsoft a obtenu le droit exclusif de fournir l’infrastructure informatique cloud d’OpenAI, et le droit de vendre les services d’OpenAI aux clients de Microsoft. En échange, Altman a obtenu quelque chose qu’aucune société de capital-risque ne pouvait lui offrir : “Notre problème n’est pas le capital. Notre problème est de savoir comment nous allons construire l’infrastructure informatique dont nous avons besoin.”
Avec ce deal, Microsoft avait accepté de construire pour OpenAI un énorme ordinateur équipé de dizaines de milliers de puces haut de gamme de Nvidia adaptées aux spécifications d’OpenAI. Problème résolu.
De 2019 à 2022, en passant par le rôle de Bill Gates
L’accord avec Altman et OpenAI a été mal perçu par certains cadres techniques de Microsoft, déjà mécontents des changements opérés par Kevin Scott depuis sa prise de fonction comme CTO.
À cette époque, OpenAI en est à GPT-2, et la technologie pouvait regarder un morceau de texte pour suggérer les phrases suivantes. Mais la start-up n’avait pas publié GPT-2, en partie à cause de sa propensions – déjà – à proposer des fake news. Sam Altman explique “Nous n’avions vraiment rien. Nous étions un laboratoire de recherche qui n’avait pas encore trouvé le moyen de produire un produit.”
Altman lui-même était également controversé. Dans le cadre d’un plan alambiqué visant à développer une technologie d’identification pour un programme théorique de revenu de base universel, sa société de crypto-monnaie, Worldcoin (voir notre article), a envoyé des techniciens dans le monde entier pour scanner l’iris du plus grand nombre de personnes possible.
Deux ans plus tard environ, les choses ont commencé à changer, lorsque Microsoft a utilisé la version suivante du modèle d’OpenAI pour créer et lancer GitHub Copilot. Le modèle développé par la start-up s’avérait capable d’analyser un morceau de code informatique et de suggérer les lignes suivantes adaptées. “Lorsque nous avons travaillé sur ce produit et constaté qu’il allait être couronné de succès, nous nous sommes demandé ce que devraient être les autres futurs outils du même genre {que Copilot}“, se souvient Kevin Scott.
Et si Bill Gates n’est plus CEO de Microsoft depuis des années, et qu’il a quitté le conseil d’administration en 2020 à la suite d’une enquête sur une liaison avec une employée de Microsoft (sans parler des doutes qui entourent depuis 2019 ses relations très proches avec le violeur Jeffrey Epstein), son avis compte encore beaucoup.
En fait, Bill continue de conseiller l’entreprise sur des questions techniques, et son opinion a du poids au plus haut niveau. En 2019, il est opposé à l’investissement initial dans OpenAI, et avait jugé la première technologie GPT médiocre.
Pour que Microsoft avance vers un nouvel investissement (massif) dans OpenAI, Bill a exigé de faire un test prouvant que la technologie d’OpenAI comprenait ce qu’il disait, et a expliqué que si GPT pouvait réussir un examen de biologie, il serait vraiment impressionné. À la fin de l’été 2022, Sam Altman, Kevin Scott et une petite équipe de chercheurs d’OpenAI se sont présentés dans le palais que possède Gates au bord du lac Washington, pour lui faire une démonstration de GPT-4.
Pourtant CTO de Microsoft depuis plus de cinq ans maintenant, et derrière tous les projets IA de l’entreprise, Kevin Scott était quand même très nerveux : “Bill est un client difficile”, explique-t-il (en minimisant les choses). Bill Gates est connu pour ses coups de gueule lors de l’évaluation des produits, et notamment pour son utilisation fréquente des mots suivants : “C’est la chose la plus stupide que j’aie jamais entendue” (ou en VO “That’s the stupidest f***ing thing I’ve ever heard”).
Mais le modèle OpenAI a réussi l’examen de bio, puis les tests du vieux Bill le Ronchon. Après la démonstration officielle, il aurait aussi mis le logiciel au défi de dialoguer avec les parents d’un enfant malade, et aurait été particulièrement impressionné (dira-t-il plus tard) par l’empathie de ChatGPT.
Quelques mois plus tard, Microsoft et OpenAI étaient en pourparlers pour un investissement de 10 milliards de dollars supplémentaires, dont une grande partie ira directement dans les poche de… Microsoft. Puisque, l’entreprise de Altman doit louer d’énormes quantités de puissance informatique sur le Cloud Azur pour développer une série de projets basés sur GPT-4.
Situation actuelle
En janvier 2023, Microsoft a donc réalisé un nouvel investissement massif dans OpenAI, d’une valeur de 10 milliards de dollars. Suivant les sources, on estime que les investissements réalisés par Microsoft dans OpenAI se montent entre 11 et 13 milliards de dollars.
Microsoft détient désormais 49% des parts de la start-up de Sam Altman, mais en récupère 75 % des bénéfices, jusqu’à ce que l’entreprise récupère l’argent investi. Azure est le fournisseur exclusif pour OpenAI en matière de cloud, ce qui représente une rente de situation (qui peut presque sembler abusive).
En résumé, aujourd’hui, Microsoft est le principal actionnaire d’OpenAI, son plus grand bailleur de fonds et son principal partenaire technologique. Conséquence, le cours de l’action Microsoft a grimpé de presque 45% depuis que ChatGPT a été dévoilé, en novembre 2022 (voir notre rubrique Bourse).
La stratégie à court terme de Microsoft : Gagner de l’argent en mettant du GPT dans Office, puis partout
Pour Microsoft, l’idée maintenant est simple, très simple : Mettre une couche d’IA partout, et encaisser les bénéfices.
L’outil GitHub Copilot de la société, qui suggère de nouvelles lignes de code aux développeurs informatiques, a été la première brique payante de cette nouvelle manne financière, et a déjà attiré plus de 10 000 entreprises comme clients.
D’après Kirk Materne, analyste chez Evercore ISI, la version de GitHub Copilots commence à 10 dollars par utilisateur et par mois, et les “Copilots” des applications bureautiques (Excel, PowerPoint, Word) de Microsoft pourraient être proposés à des prix similaires dès la fin de l’année 2023.
Microsoft 365, la suite bureautique, compte environ 400 millions d’abonnés payants dans le monde. Ce qui se traduirait potentiellement par un revenu annuel supplémentaire de 48 milliards de dollars au cours des quatre prochaines années, toujours selon l’analyste. Dans une note publiée le 2 juin dernier, il estime que le chiffre d’affaires de Microsoft généré par les fonctions alimentées par OpenAI pourrait atteindre 99 milliards de dollars d’ici à 2027. Pour donner un ordre d’idée, ce serait comme rajouter le CA de trois Netflix au CA de la deuxième entreprise la mieux valorisée au monde (voir le top 10). Vertigineux.
L’année dernière, Microsoft a réalisé un chiffre d’affaires d’environ 45 milliards de dollars sur Excel, PowerPoint, Word et ses autres applications bureautiques. Et ce malgré l’existence d’alternatives gratuites de niveaux équivalents. Microsoft sait parfaitement comment tirer profit de ses logiciels, en particulier lorsqu’une nouvelle fonction performante s’intègre directement sur une ancienne pour lui donner plus de valeur.
Avec OpenAI à sa disposition, Microsoft semble tellement dominateur dans le futur des logiciels enrichis à l’IA, que les observateurs s’attendent à ce que l’entreprise soit à nouveau à son niveau de puissance de 1995/2000.
Ensemble, OpenAI et Microsoft auront un énorme avantage dans la vente de services d’IA et dans la construction de centres de données pour les soutenir. Microsoft affirme avoir en sa possession la plus grande quantité de puces nécessaires, à une époque où aucune entreprise n’en possède autant qu’elle le souhaite (coucou les 10 000 GPU commandés par Elon Musk il y a quelques semaines).
Et comme les programmes Microsoft sont utilisés dans presque toutes les grandes institutions de la planète, Nadella et Altman semblent de loin les mieux placés pour vendre des services additionnels “IA” aux entreprises.
Scott Farquhar, codirecteur général de l’éditeur de logiciels Atlassian Corp, qui est à la fois un partenaire et un rival de Microsoft : “L’état naturel des grands éditeurs de logiciels tend vers une approche où le gagnant prend tout. Nous devons veiller à ne pas évincer les nouveaux venus.”
Alors, Microsoft proche du stade du winner-take-all grâce à OpenAI ? Nadella souligne qu’une course à l’IA, par définition, a des concurrents : “Oui, nous sommes en avance aujourd’hui. Mais il y a Alphabet, il y a Anthropic, il y a tout ce que fait Elon.”
Bing, et le projet Prometheus
Avant même de mettre du GPT dans Word, au niveau de l’intégration de l’IA d’OpenAI dans Bing (le moteur de recherche), Divya Kumar, responsable marketing de Microsoft pour la recherche et l’IA, explique :“Nous avons vu une opportunité de croissance incroyable si la technologie était au rendez-vous.”
Mais cette intégration a d’abord été très très secrète : Jeff Teper, qui supervise certaines parties de l’empire bureautique de Microsoft, expliquait récemment que seule une quinzaine de personnes au sein de son équipe de 5 000 personnes étaient au courant du projet. Un projet d’un moteur de recherche Bing enrichi à l’IA qui avait même un nom de code : Prometheus.
Un nom dont le choix peut sembler un peu étrange, voire franchement faire sourire, qu’il soit l’expression d’une compréhension nuancée par Microsoft du bourbier éthique dans lequel il s’engage, ou la preuve que les techs ne sont pas très attentifs en cours de mythologie.
Dans la mythologie classique, Prométhée est le dieu du feu et, d’une certaine manière, le fondateur de la civilisation, puisqu’il a transmis aux hommes la capacité de faire du feu, et a ainsi symboliquement apporté la technique aux hommes. Mais pour le punir d’avoir volé cette technologie sur le mont Olympe, il se retrouve enchaîné à un rocher où, chaque jour, un aigle atterrit et mange son foie. Pour maximiser sa souffrance, son foie se régénère chaque nuit.
Si Prometheus fait donc un nom de film plutôt convaincant, on a peut avoir quelques réserves sur un projet majeur de l’intelligence artificielle et ses applications.
Depuis, Bing a effectivement été enrichi avec la technologie GPT, mais ne semble pas pour autant satisfaire mieux ses utilisateurs, qui restent – au grand dam de Microsoft – chez Google. Pour l’instant, du moins.
Conclusion
Détenteur de OpenAI et de ses travaux de recherche de pointe, avec un accès prioritaire tant aux technologies qu’aux bénéfices qui en découlent directement et indirectement, Microsoft est en position de force.
Pire, Sam Altman admet même que si Microsoft devait couper son entreprise de ses serveurs, son travail serait totalement paralysé. “Je pense qu’ils honoreront leur contrat”, affirme-t-il.
Et avec OpenAI comme fournisseur technologique, et sa force de frappe dans la distribution (GitHub, Office, Bing, etc) et la monétisation, Microsoft semble parti pour être aussi monopolistique, tentaculaire, incontournable et cannibale qu’à la fin des années 90 – début 2000, avec Windows.
Un scénario effrayant ? Pas si vite.
- Les concurrents :
Sans faire un inventaire des concurrents actifs ou en développement à marche forcée, dont nombre sont déjà cités dans cet article, les centaines de milliards de gains potentiels éveillent des appétits féroces. Google bien sûr, qui veut garder sa place dans la recherche, avant tout. Elon Musk aussi, qui avec Tesla et sa force de frappe financière personnelle a toute les ressources pour rattraper très vite OpenAI (avec qui il a une revanche directe à prendre). L’open source, qui veut mettre des modèles gratuits d’IA dans les mains de tout le monde, et que personne n’empêche de progresser à une vitesse qui alarme les plus grands (voir). Mais aussi Anthropic et son Claude, Inflection et son Pi, Hugging Face, et tous les autres.
Et tout le monde oublie Apple : pourtant, avec des milliards de terminaux actifs (ordinateurs, smartphones, tablettes, modules TV), Apple a une capacité à déployer des outils IA au plus grand nombre qui devrait empêcher de dormir les prétentieux. Surtout quand elle propose ses outils gratuitement, comme son outil de génération de voix dévoilé récemment (voir), en utilisant la partie logiciel gratuite pour marger généreusement sur la partie matériel.
Microsoft n’est pas encore seul sur la colline, même si l’entreprise est effectivement la plus haute pour le moment.
- Les lois :
Là non-plus, un inventaire n’est pas l’objectif. Mais les dernières avancées venues de l’Union Européenne en matière d’encadrement de l’IA devraient faire peur à ceux qui veulent attaquer le marché du Vieux Continent. Il est notamment question de respecter la propriété intellectuel – le droit d’auteur – dans les éléments qui ont servi à concevoir les modèles.
Autant dire que si OpenAI doit rémunérer les millions de personnes que son modèle plagie pour générer ses réponses, la fête est finie. Et si on se moque souvent de l’UE comme d’un régulateur (quand les USA sont des innovateurs, et l’Asie des copieurs, ce qui est aussi bête que faux), il ne faut pas sous-estimer les velléités au procès des avocats américains spécialistes de la propriété intellectuelle. Une branche du droit aussi active que lucrative.
Dans l’idée, si vous aviez écrit une information en 1997 sur un blog obscur, mais que vous êtes la seule personne à avoir formalisé cette information (le nombre de vaches dans le village de Little Hangleton sur la période 1850 – 1870, par exemple), que vous pouvez le prouver, et que ChatGPT restitue cette information de manière standard… votre blog de 1997 pourrait bien vous rapporter quelques dollars. Et si ce n’est pas franchement votre métier d’y parvenir, c’est celui d’avocats spécialisés qui se rémunèrent très bien sur les compensations obtenues. Précisons : sur les très généreuses compensations obtenues.
Enfin, pour conclure, il y a beaucoup d’IA dans les textes des commentateurs, et pas encore tant que ça dans les mains des consommateurs. De plus, l’IA sera probablement plus une avancée sensible dans l’écosystème déjà saturée des logiciels qu’un game-changer qui va renverser la civilisation. Avec OpenAI, Microsoft veut booster Word, booster Excel, booster Bing. Mais Word, Excel et Bing existaient déjà, depuis longtemps.